Quincy Jones : Le « monument »

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Interview du roi, le « monument », celui qui couvre plus de soixante ans de musique, du jazz au funk en passant par le R&B et le rap, à l’occasion de la sortie de son livre de mémoires.

Votre empreinte touche presque tous les aspects de la culture musicale américaine des 60 dernières années. A quoi attribuez-vous cette capacité à être impliqué dans tant de moments importants ?

Quincy Jones : C’est incroyable ! Une fois, quelqu’un m’a appelé le « Forest Gump » du ghetto. J’ai eu de la chance d’être né au bon moment et dieu m’a fait cadeau du don de la musique. Sans cela, ma vie aurait été complètement différente. A partir du moment où la musique est entrée dans ma vie, je me suis contenté d’aller là où elle m’emmenait. Je n’échangerais ces voyages, les bons comme les mauvais moments, pour rien au monde.

Qu’est-ce qui vous a inspiré la sortie de cette collection de notes personnelles, de photos et de souvenirs.

Q.J. : C’est le moment…Un jour, vous atteignez une étape de votre vie et vous souhaitez écrire toutes ces expériences. Mes voyages m’ont emmené aux quatre coins du monde et m’ont permis de jouer un grand rôle dans le lexique de la culture pop. Après 75 ans, vous vous retournez et vous réalisez que vous avez accumulé tous ces objets et documents, véritables reflets des moments du passé, moments partagés avec le public. C’est le meilleur moyen de donner au public la chance de voir l’envers du décor.

Une des choses les plus marquantes de votre livre, c’est le nombre de documents que vous avez conservé comme votre bulletin de l’école « Schillinger » (aujourd’hui l’école de musique Berklee) ou vos registres de sessions d’enregistrements : êtes-vous un rat de bibliothèque ?

Q.J. : Oui, absolument ! J’ai eu la chance de vivre pleinement ma vie avec des amis sincères. Je crois que si vous avez la chance de vivre ainsi, vous cherchez à garder des traces de ces moments, de ces souvenirs et c’est ce que j’ai fait. J’ai des lettres et des photos de Ray Charles, de Franck Sinatra, de Barbara Streisand, d’Oprah et Spielberg, j’ai tout. J’ai des cassettes que Marlon Brando m’envoyait…Nous sommes tous montés en haut de l’échelle ensemble et ce qui semblait anodin à l’époque a aujourd’hui une grande valeur à mes yeux. Ces objets représentent votre vie et vos amours.

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Ce qui est également clair dans ce livre, c’est l’influence de votre père. Que représente cette relation pour vous ?

Q.J. : Ma mère était une femme brillante mais elle souffrait de démence et elle était dans ma vie de façon sporadique. Mon père était vraiment le ciment de la famille. Il était un maître charpentier. Il y a une photo de sa scie dans le livre. Il avait pour habitude de nous dire à mes frères et à moi : « Une fois une tache commencé, n’arrêtez pas avant que ce soit fini ». J’ai toujours vécu avec cette règle. Il y a quelques temps, mon université, « Garfield » à Seattle, a inauguré le centre des arts « Quincy Jones »…J’aurais aimé qu’il voit ça…Je sais qu’il était là.

Votre premier voyage en Europe remonte à 1953, année de vos 19 ans. C’était avec le groupe de Lionel Hampton : Qu’est-ce que cela représentait pour vous ?

Q.J. : C’était incroyable. J’étais un ado très curieux, avide de tout. C’était la première fois que je vivais la liberté absolue parce que les européens ne voyaient pas la couleur de peau. Il n y avait pas d’interdictions quand vous alliez au restaurant ou en boite. Je me souviens bien de cette impression, ne pas avoir d’interdits en tant qu’être humain. Et les européens avaient une telle approche de notre musique. Ils ont vu la valeur du jazz. L’Europe et spécialement Paris où j’ai vécu quelques années, ont toujours été une seconde maison pour moi.

Il y a une partie du livre dont le titre est “mentors”. Vous avez été un mentor pour tant d’artistes mais qui l’a été pour vous et quel est son rôle selon vous ?

Q.J. : La liste est trop longue. Tous, de Ray Charles, Count Basie, Clark Terry, Benny Carter, Duke Ellington à Lionel Hampton et Nadia Boulanger avec qui j’ai étudié l’orchestration en France mais aussi Franck Sinatra, Henry Mancini, Steven Spielberg et Steve Ross (le boss de Time-Warner qui m’a enseigné et encouragé à être un entrepreneur multi media). J’ai eu la chance d’avoir des gens autour de moi qui ont vu ce qu’il y avait en moi et qui m’ont pris sous leurs ailes pour m’aider à atteindre mes objectifs. Voilà pourquoi ne pas aider les nouvelles générations est inconcevable pour moi.

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Vous avez travaillé avec tout le monde, des grands du jazz comme Dizzy Gillespie, Count Basie, Ella Fitzgerald, Franck Sinatra ou Ray Charles à Michael Jackson et aux artistes hip-hop d’aujourd’hui. Vous avez également lancé les carrières de stars comme Will Smith ou Oprah Winfrey : Quel est le point commun à tout ces artistes ?

Q.J. : Chaque artiste est unique mais ceux avec qui j’ai travaillé et que je considère comme ma famille ont tous le professionnalisme, le respect de l’autre, une forte spiritualité et de l’humilité face à leur art et c’est la clef de leur succès. Ils connaissent aussi très bien l’histoire de leur musique. Chaque artiste, quelque soit son niveau, commence avec une feuille blanche et vous vous devez d’avoir un certain savoir et de la connaissance pour créer. C’est ce qui fait les grands.

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Vous avez été le premier à vous engouffrer dans l’ère de l’artiste entrepreneur : Qu’est-ce qui vous a motivé à élargir votre horizon ?

Q.J. : En 1959, j’avais un grand groupe en tournée en Europe et nous avons de sérieux problèmes financiers. J’avais 26 ans et j’étais déjà responsable de tous ces musiciens et de leurs familles. Je n’ai jamais été si près du suicide. J’ai du vendre mes éditions pour sauver tout le monde. Irving Green a fini par me donner un job chez Mercury. Il a dit : « Quincy, ça s’appelle le business de la musique. Tu as la musique, maintenant, il est temps d’apprendre la partie affaire ». Au début des années 90, c’est Steve Ross de Time-Warner qui m’encourage à créer ma propre société de création. Des shows comme Le Prince de Bel Air ou Mad TV, la maison de disques Qwest, le magazine Vibe sont tous nés grâce aux efforts de Steve pour me convaincre.

Clint Eastwood, qui a écrit l’introduction du livre, dit que vous êtes « un homme très ouvert…que vous êtes la générosité ». Est-ce une qualité que vous avez toujours eu ?

Q.J. : J’adore Clint. Nous sommes devenus amis à l’adolescence et il avait pour habitude de venir à Seattle traîner dans les clubs de jazz dans lesquels je me produisais. J’ai appris très tôt que vous devez être ouvert sur tout. Dans le cas contraire, vous êtes limité en tant qu’être humain. S’ouvrir aux autres, c’est prendre conscience que nous sommes tous identiques. Lors de ma première tournée en Europe, un grand musicien du nom de Ben Webster m’a dit : « jeune homme, si tu veux vraiment connaître les gens, apprend la langue qu’ils parlent, mange leur nourriture et écoutes la même musique qu’eux ». J’ai fait ça toute ma vie et je continue. En ce moment, j’apprends le mandarin et l’arabe.

Vous êtes depuis longtemps engagé dans des causes humanitaires et sociales. Ca a été mis en lumière avec l’enregistrement du « We Are The World » et aujourd’hui avec votre fondation. A votre avis, quelles sont les responsabilités des artistes ?

Q.J. : On me demande souvent pourquoi je m’engage autant au nom des droits humains et spécialement pour les enfants. En vérité, il n y a rien de plus simple. Ayant grandi dans les quartiers sud de Chicago dans les années 30, je crois que je suis à l’aise pour lutter contre les situations où toutes les apparences jouent contre vous. La réponse à la question est donc simple, je n’ai pas le choix. C’est ce que je suis. Le physicien canadien Sir William Osler a dit un jour : « Nous sommes ici pour apporter ce que nous pouvons à la vie, pas pour prendre ce que nous voulons. C’est un sentiment que je partage de tout mon cœur et c’est ce que j’essaie de faire chaque instant.

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Votre musique est intemporelle et couvre plusieurs générations. A quoi attribuez-vous cette capacité à créer une musique qui traverse le temps ?

Q.J. : Quand j’ai commencé, le but était d’être le meilleur musicien que possible. Ce qui nous intéressait, c’était être bon. Alors je vais vers ce qui me rend bon. Je suis toujours surpris lorsque j’entends le thème de « Soul Bossa Nova » qui a 40 ans dans la B.O. du film Austin Powers ou quand j’entends « Thriller » dans les clubs 25 ans après que nous l’ayons enregistré.

Dans le livre, Bono écrit que vous resterez dans l’histoire comme le Shakespeare de la musique. Comment voyez-vous votre héritage ?

Q.J. : Je n’ai pas encore assez de recul et il est donc difficile de répondre. Lorsque nous produisions l’inauguration du président Clinton en 1992, trois personnes sont venues me demander des autographes. Le plus âgé avait un exemplaire du Sinatra at the Sands de Franck Sinatra, celui d’âge moyen avait « Thriller » et le plus jeune avait « Back On The Block », trois générations de mon travail. Je suis vraiment béni pour avoir eu une telle vie.

 

 

 

 

 

 

 

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