Sknail, derrière ce nom improbable se cache un compositeur et producteur suisse très talentueux. Sknail, c’est un peu comme si tout l’univers jazz feutré des années 60 rencontrait soudainement la technologie de production et l’univers musical du 21eme siècle. Nous l’avons rencontré.
Musiculture : D’où viens tu et comment as tu commencé la musique ?
Sknail : A la base je suis guitariste, plutôt orienté jazz, et j’ai suivi l’école de jazz de Lausanne (EJMA). Je joue depuis environ 25 ans et dans de multiples formations en tant que guitariste (Ultra Dieez, Valérie Lou, Popol Lavanchy, Juliane Rickenmann, …) jusqu’au jour où j’ai décidé de poser la guitare pour faire jouer aux autres ce que j’avais en tête …
: Ce nouvel album, comment est né son concept ? Cette fusion entre électronique et « free jazz », tes cultures de base ?
: Le concept est né avec le 1er album « glitch jazz », sorti en 2013. Il était de prendre à la lettre les 2 mots qui constituent le terme générique « electro jazz » : soit des vrais sons transformés électroniquement et du vrai jazz joué par des musiciens. Ce que l’on entend souvent en « electro jazz » peut sonner plus comme de la musique « ambient ». Ce que je voulais, c’était fouiller plus loin, faire rentrer l’impro jazz, voire « free jazz », dans la musique électronique, quitte à choquer les oreilles non-habituées. Concernant la partie électro, spécialement la partie « rythmique », j’ai toujours été attiré par l’esthétique, la beauté dans le défaut… des sons d’appareils électroniques défectueux qui sont samplés, traités et qui donnent ces sons rythmiques froids et organiques que j’adore, et qui changent des rythmes électro-house habituels.
Pour les parties basses, je me suis dit que faire jouer une contrebasse, en lieu et place des lignes de basses synthétiques entendues habituellement dans l’électro, pouvait être intéressant et ajouter un côté « boisé » à la froideur des glitchs. En revanche, pour donner plus de corps aux fréquences basses de la contrebasse et rester dans un registre électro, j’ai rajouté des sub « sous » la contrebasse. Finalement, après différents tests, le mélange passait très bien : à ce stade, le spectre sonore était occupé par les basses et les subs et les fréquences très aigües des glitchs rythmiques. Les instrument acoustiques pouvaient donc venir se rajouter dans cette large plage de fréquence qui leur restait à disposition. J’aime beaucoup les notions d’espace et de silence dans la musique. Ce qui a donc donné le glitch jazz, titre du 1er album. Il a rapidement été signé chez « Unit Records », un label suisse spécialisé dans le jazz. Du coup, un 2ème album a été « commandé » et je me suis dit que l’ajout d’une voix sur ce glitch jazz pourrait être subtil. Vu que j’avais plutôt en tête du « spoken words », du slam ou du hip-hop, j’ai tout de suite pensé à Nya, car j’adore son timbre de voix, son flow, son feeling et ses textes. Il s’est avéré finalement que le mélange électronica glitch / instruments acoustiques et voix passait très bien. Il a donné naissance à un style que j’ai baptisé « IDM Jazz » (le nom a été trouvé en fait par un collectif de musique underground aux Etats-Unis, qui avait twitté au sujet de Sknail).
: Les musiciens présents sur l’album, des amis, des connaissances ou des rencontres par hasard ? Pourquoi les avoir choisi eux ?
: Alain Dessauges, le contrebassiste, est un ami et c’est le premier musicien que j’ai contacté pour faire les 1er tests sonores. Tous les autres musiciens, je ne les connaissais pas. Je les ai contacté car soit je les connaissais « artistiquement » et j’aimais leur manière de jouer, soit ils m’ont été conseillés (par les autres musiciens eux-mêmes). Le but était de créer une « dream team » où chaque musicien, en fonction de sa manière de jouer et de ce qu’il avait à dire musicalement, puisse remplir et compléter l’espace sonore créé par l’autre et réalisé ce que j’avais en tête. Pour certains instruments, il m’a fallu rencontrer plusieurs musiciens avant de trouver le bon. Les musiciens jouant dans Sknail sont tous professionnels et ont été engagés et payés. D’une manière générale, tout le projet a été réalisé avec des professionnels (musiciens. graphistes, mastering, website, etc. …). Je préfère travailler de cette manière, c’est plus clair, plus net et surtout de super qualité.
: Comment avez-vous travaillé ? Tous ensemble en studio ou par touches successives ? Et d’ailleurs, dans ton studio ou ailleurs ?
: A la base, je construis la structure « electro » du morceau : une ébauche de ligne basse avec les sub, les rythmiques glitch et tout ce qui concerne la structure du morceau (durée, tonalité, différentes parties …). Ensuite je contacte le contrebassiste pour enregistrer les lignes de basse que j’arrange de mon côté. 2ème séance : enregistrement de la voix que j’arrange ensuite. 3ème séance : enregistrement des solistes (trompette, clarinette basse) à qui je demande soit d’improviser autour de la voix, soit de jouer des lignes mélodiques, soit de jouer en solo. j’arrange ensuite de mon côté ces prises de sons, en faisant attention à respecter le « discours » musical de l’improvisateur. Dernière séance : l’enregistrement du piano, la touche finale, à qui je demande de poser l’ambiance et de s’immiscer à l’intérieur d’un morceau déjà habité de 4 musiciens + l’electro, tout en improvisant (exercice très difficile mais qu’il réalise à merveille !). J’arrange ensuite de mon côté ces prises.
Il s’agit donc d’un travail effectué individuellement avec chaque musicien. Du reste, et pour la petite anecdote, ils ne se sont jamais rencontrés ! J’ai procédé de cette manière, au lieu d’enregistrements « live », pour deux raisons : la 1ère c’est que je n’avais qu’un micro (mais un bon !!). Plus sérieusement, je ne me sentais pas assez expérimenté pour faire du multi-prise. J’ai donc opté pour la solution « un musicien après l’autre ». Mon budget étant essentiellement consacré à payer les musiciens, je n’avais plus assez pour me payer un studio. Raison pour laquelle j’ai décidé finalement de tout faire moi-même, enregistrements et mixages. j’ai passé des heures à comprendre comment ça marchait, à quoi faire attention, quelles erreurs éviter, comment réaliser un bon mix, etc. … D’autant plus que j’avais une idée très précise du son que je voulais !
J’ai un local bien insonorisé à Lausanne, dans lequel j’ai réalisé les prises de son et les mixages (ayant du matériel nomade, je me suis parfois déplacé pour faire un enregistrement, Yannick Barman notamment).
: As tu pensé à la version scène ?
: Oui bien sûr ! Le problème c’est toujours le budget et le temps : le budget car pour jouer cette musique sur scène et pouvoir faire des répèts efficaces, il me faut plus de matériel (et donc de sous !). Le temps : vu que je gère tout seul, je suis obligé de faire une seule chose à la fois : de la composition du morceau jusqu’à la promotion de l’album, ça prend un temps fou, mais c’est passionnant de réaliser chaque étape, si différente les unes des autres. Actuellement je m’occupe de la partie promo, qui est presque la plus périlleuse !
De plus, il n’est pas facile de placer ce genre de musique. Déjà pour le jazz « traditionnel » ce n’est pas évident, mais quand ça commence à devenir electro et expérimental ça devient carrément périlleux. Imaginez : remplir une salle, payer le cachet de 6 musiciens + les charges inhérentes à l’exploitation d’un club et dégager un petit bénéfice : le programmateur ou le gérant d’un club va partir en courant. Ce n’est pas comme dans un groupe où les membres sont des potes et sont prêts à faire quelques concessions. Là, il s’agit de musiciens professionnels qui ne vont pas venir si le cachet et les conditions ne remplissent pas leurs tarifs habituels. Donc ce n’est pas évident ! Mon but dans un 1er temps est de faire connaître le projet et le nom de SKNAIL, par de la promo, du réseautage, etc. … et trouver surtout un public. Partant de là, on verra si cette stratégie m’ouvre des portes pour des bookings de concerts, pas forcément jazz mais electro également. La scène est très vaste. Penser également à d’éventuelles demandes de subventions qui peuvent donner un coup de pouce pour démarrer. Ça c’est la prochaine étape ! (peut-être un concert avant la fin de l’année ?)
: Cette idée du snail, elle vient d’où exactement ? et Sknail, quel en est le sens ?
: L’image de « l’escargot sur une lame de rasoir », qui est la pochette du 1er album, vient d’un scène du film « Apocalypse Now », ou le colonel Kurtz joué par Marlon Brando part dans un gros délire. A la vision de cette scène et surtout en entendant cette phrase « comme un escargot sur une lame de rasoir … », cette image m’est toujours restée, entre l’intrique et le dégoût. D’autant plus que cette image d’escargot s’approchant d’une lame de rasoir est très philosophique et appelle à différentes interprétations : nous sommes tous des escargots qui nous approchons d’une lame de rasoir… Mais le fin mot de l’histoire, c’est que si vous mettez un escargot sur une lame de rasoir, qu’est ce qu’il lui arrive ? Rien! …
J’ai donc choisi l’image de l’escargot car elle représentait quelque chose pour moi, selon les explications ci-dessus. De plus, il est bien d’avoir une espèce de logo qui représente visuellement le projet. Ensuite je l’ai traduit en anglais : snail, et rajouté un K au milieu juste pour l’esthétique et avoir une prononciation bizarre, qui va assez bien avec le reste du concept.
: Tu accordes déjà beaucoup d’importance à l’image. Comment choisis tu les visuels ? Qui les conçoit ?
: Quand on écoute de la musique, quelle qu’elle soit, on se fait systématiquement des images dans sa tête, c’est inévitable. L’image est pour moi indissociable de la musique et j’adore que la musique représente une esthétique. Je ne peux m’empêcher de composer un morceau sans savoir à quoi pourrait ressembler la pochette du disque. Car l’image, en plus du son, va forcément influencer l’auditeur sur la perception de ce qu’il entend. D’où pour moi cette importance.
Pour ce dernier album, le visuel et le design ont été réalisé par Efrain Becerra, jeune designer américain vivant à Phoenix, Arizona et que j’ai rencontré sur Facebook. Je suis tombé un jour par hasard sur une publication des designs en 3D qu’il réalise et j’ai été soufflé. Je l’ai contacté, lui ai exposé mon projet, demandé ces tarifs et lui ai fait écouter une démo qu’il a tout de suite adoré … et c’était parti ! Je lui ai exposé ce que j’avais en tête pour le visuel de ce 2ème opus : imaginer un club de jazz en l’an 3147, comment pourrait y être représenté chaque musicien et intégrer un escargot avec une coquille digitale au milieu de tout ça … et voilà ! Donc c’est vous dire si ce garçon, à l’instar des musiciens, a du talent !
Exactement le même procédé pour la personne qui a fait la vidéo : il s’appelle Uğur Engin DENİZ, habite en Turquie à Izmir.
Dans les deux cas, je ne les ai ni jamais vu, ni même jamais parlé. Tout a été fait par e-mail, FB ou What’s app ! Bienvenue en 2015 !
: Maintenant que l’album est là, quel est le programme ?
: Comme je le disais à la question concernant la scène, le but maintenant serait de pouvoir faire des concerts. Actuellement je suis en pleine phase de promo. Et toujours dans un coin de ma tête à réfléchir comment pourrait être le 3ème album, musicalement et visuellement, sans se répéter et faire quelque chose de différent mais tout en respectant et continuant la même ligne, comme si j’écrivais le 3ème tome d’une série de bouquin. Mais une chose à la fois !
: Peux tu nous citer en vrac tes principales influences musicales ? Ceux qui t’ont influencé ou donné envie d’être artiste.
: Il y en a beaucoup ! Mais les principales, et qui ont été prépondérantes pour ce projet, sont les suivantes :
« ECM Records » pour le jazz et « Raster Noton » pour l’electro. Ce ne sont pas directement des artistes mais plutôt des labels (avec leurs artistes bien entendu ). Ce sont deux labels allemands (le 1er de Münich et le 2ème de Berlin). Bien que différents dans le style de music qu’ils produisent, ils ont pleins de points communs : premièrement l’esthétique froide et sobre associée à la musique, ensuite le son, pur, parfois presque clinique et enfin l’approche artistique très pointue, oscillant entre la musique avant-gardiste et expérimentale tout en restant belle et mélodique.
Ce que j’ai essayé de réaliser est une étape au milieu d’une route qui mène de ECM à Raster Noton.