37 ans que j’ai la passion, le feu intérieur pour la musique et les artistes. S’il en est ainsi, c’est en partie grâce à Wally Badarou.
Oui, Wally Badarou fait partie de ceux qui m’ont fait rêver, me donnant envie d’être dans les métiers de la musique. Nous en avons passé des heures avec mes amis, adolescents, à fantasmer l’artiste (Victor O ne me démentira pas) et les « compass studios ». Alors pouvoir lui poser des questions est une sensation indescriptible. Nous avions beaucoup de questions…Rencontre.
Wally Badarou et l’industrie du disque
Musiculture : Pourquoi tant d’efforts pour être à la Sacem ? Quel est votre rôle exactement ?
Wally Badarou : Il faudrait une bible pour vous répondre. Pour faire court:
En mes 40 années d’adhésion à la Sacem, je n’ai réellement pris conscience de ce qu’elle était que depuis une petite dizaine d’années, en y regardant d’un peu plus près: non pas un organe d’état du genre bureau fiscal annexe, mais plutôt une sorte de coopérative, fondée par des compositeurs comme moi il y a 165 ans, chargée tant bien que mal de négocier, collecter et répartir ce qui fait vivre le compositeur, son seul revenu en tant que créateur, le droit d’auteur. “Etre à la Sacem” comme vous dites, c’est simplement m’occuper de mes oignons, comme le ferait n’importe quel travailleur.
Jai la chance d’avoir été reconduit cette année dans le rôle d’administrateur, c’est-à-dire de me joindre à nouveau à la vingtaine d’auteurs, compositeurs et éditeurs qui, au nom des presque 160.000 sociétaires de notre maison commune, en nomment les dirigeants, en fixent les orientations et veillent à leur exécution et à sa bonne gestion.
C’est une tâche qui empiète substantiellement sur mon temps de travail de création certes, mais en apparence seulement, car j’ai le bonheur d’en tirer un enrichissement, une explicitation et une légitimité réciproques: je m’assume pleinement aujourd’hui comme « compositeur d’improvisation” (par opposition aux “compositeurs de table” par exemple), ce que j’ai toujours été sans vraiment en avoir jusqu’alors cerné pleinement la définition et les mulitples implications, tant en obligations qu’en droits.
M : Quelle vision a Wally Badarou en 2016 du marché du disque? W.B. : Ni positive, ni négative. En musiques actuelles et en dépit de tout ce qui est dit, redit et contredit sur le sujet, le disque – sous des formes qui évoluent – demeure néanmoins l’axe autour duquel tout continue à se structurer, spectacle vivant compris. C’est heureux car il ne faudrait pas que l’avènement de l’enregistrement, dont j’ai la faiblesse de comparer l’importance à celle de l’imprimerie – finisse par n’être perçu que comme un accident de l’histoire: il s’agit de la mémoire de toute une civilisation. Le marché du disque se restructure sous la contrainte, comme toute activité humaine dans son histoire; il l’aurait fait tôt ou tard de toutes façons.
M : Dans les années 1990, la musique africaine a connu un boom explosif auprès du grand public. Geoffrey Oryema, Youssou N’Dour, Salif Keita, Mory Kante, Papa Wemba et la liste est longue sont en pleine lumière. Aujourd’hui, beaucoup plus compliqué : Vous avez une explication ?
W.B. : Cette vision est un peu réductrice, ne concernant que le “grand public” extérieur au continent noir. Car, pour qui ne se borne pas aux choses relayées par nos médias et tente de voir de plus près ce qui s’y passe, il en va tout autrement. Basés sur les nouvelles technologies, le bourdonnement et la vivacité des créations est sans équivalent dans l’histoire, même si cela n’accouche pas forcémment de grands noms faisant consensus: peut-être cette époque-là est-elle révolue ou, qui sait, en attente de nous revenir car, en réalité, de nombreuses révolutions sont en préparation en tous coins du continent, et pas seulement en Afrique du Sud ou au Nigéria.
Wally Badarou aujourd’hui
Musiculture : Cette « unamed trilogy », c’est quoi exactement ? Quel en est le fil conducteur ?
Wally Badarou : L’aboutissement de plusieurs décennies de gestation d’une trentaine d’oeuvres, articulées autour de 3 modes d’expression, et dont le sujet – commun quoique polymorphe – se révèle tout au long d’une publication que, délibérément, je veux progressive, quelqu’en soit la durée. Je ne peux guère en dire plus.
M : Travaillez-vous encore dessus ?
W.B. : Naturellement, et pour un moment encore. Mes récentes activités scéniques en ont quelque peu impacté le tempo de “livraison », voilà tout.
M : Quand sera t-elle disponible dans son intégralité ?
W.B. : Cela est fonction d’une telle quantité d’impondérables – de nature non musicale pour la plupart – que je préfère ne pas donner de date. Mais elle sera bien disponible dans son intégralité un jour, l’équivalent de 3 CDs + divers bonus.
M : De ce que j’ai entendu, vous semblez revenir aux racines, à des musiques simples, traditionnelles (je pense à Awa). Est-ce le cas ?
W.B. : De ce que l’on me dit, ma musique a toujours eu les atours d’une certaine simplicité. J’en suis assez fier car je sais cette simplicité bien trompeuse. A en juger par les difficultés rencontrés par ceux avec qui il m’est arrivé de la donner en live, elle ne révèle pas si évidente pour qui tente de l’interpréter réellement (et ne se contente pas d’en donner ce qu’il croit avoir entendu). A cet égard, Awa est plus qu’illustratif de cette apparente simplicité. Mais en définitive, il n’y a ni départ, ni retour, mais investigations simplement approfondies dans chacun des 3 modes. Patience, le reste de la trilogie en dira bien plus.
M : Vous travaillez seul dessus ? Y aura t-il des invités ?
W.B. : Seul oui, et ce principe m’est fondamental: je vois mon travail comme celui d’un peintre, solitaire par conséquent. C’est la garantie de la singularité (voire, et par chance seulement, de l’originalité) de mon propos: chaque note, chaque son, chaque silence, chaque nuance, tout y est méticuleusement soupesé, avec mes lumières comme mes lacunes, ce qui en fait justement tout le sel, et je ne dois qu’à moi d’avoir réussi ou pas à atteindre les buts que, sans concession, je me fixe. Aucun collaborateur ne pourrait d’ailleur survivre longtemps à la tyrannie que je m’impose dans cette quête.
M : On parle souvent de vous pour vos qualités de producteur mais il me semble qu’on oublie souvent que vous êtes un précurseur, un innovateur dans les outils et dans le son mis en place. « Chief Inspector » en 1984, fallait oser ! Des innovateurs de période récente comme Massive Attack ont utilisé votre travail. Aujourd’hui, comment cherchez vous à innover ?
W.B. : Pour être honnête, je ne le cherche jamais vraiment. De la musique que je finis par faire, comme des outils et procédés que je finis par adopter pour y arriver, tout vient de manques que je tente de combler: je tente de faire musique que j’aurais bien voulu acheter si elle existait, comme j’utilise des outils qui pallient à d’autres outils dont j’aurais bien voulu disposer mais qui, soit n’existent pas encore, soit sont hors de portée de ma bourse. Autrement dit, je suis plutôt en permanente résolution de problématiques qu’en quête de notoriété en matière d’innovation. Ce n’est donc que par la force des choses que je deviens précurseur, toujours inconsciemment d’ailleurs, car je vis avec la constante certitude, peut-être erronée, de ne parcourir que des chemins que bien d’autres ont déjà défrichés.
M : Où travaillez-vous exactement ? Nassau ? Puteaux ? Normandie ?
W.B. : Absolument partout et toujours, absolument convaincu que mon travail ne démarre ni ne s’arrête ni à mon temps de veille (temporel) ni à mon studio (spatial), qui réside d’ailleurs aujourd’hui tout autant dans mon iPad et mon MacBook Pro que dans mes vénérables racks et consoles. J’estime travailler à ma trilogie au moment même où je vous écris ces lignes, car tout nourrit ma création, notamment l’analyse introspective et récursive de mes réalités.
M : J’ai vu la « lynn 9000 » sur votre site. De mémoire, j’écoutais des artistes R&B un peu electronique dans les années 1980 qui utilisaient cet outil. Vous l’utilisez encore ? !
W.B. : J’en utilise toujours les sons, sans pour autant utiliser la machine elle-même, par souçi d’ergonomie. Aussi lié à l’électronique que je puisse paraître, je n’en suis pas du tout fétichiste pour autant, et j’ai depuis longtemps appris à me débarrasser et à me contenter de peu, même lorsque le Synclavier trônait encore dans le studio.
Je me suis toujours fait fort de pouvoir faire feu de tout bois. La machine n’a jamais été pour moi qu’une extension, une modeste partie du son: la majeure vient en fait de l’idée, du doigté, du contexte, du tempo, du mixe, et de toute une foule de choses visibles et invisibles que les jamaïcains qualifient de “vibrations”.
M : L’année 2016 est une hecatombe : Billy Paul, Bernie Worrell, Prince…Une réaction ?
W.B. : Celle-ci: dans le feu de cette énumération nécrologique, on oublie trop souvent de citer Maurice White !
Plus sérieusement, je pense que nous ne faisons qu’aborder une longue période de disparitions totémiques, compte-tenu de ce que les années 60 et 70 ont produit d’incontestables révolutions et d’universelles prodigiosités. Donc rien d’étonnant à cette hécatombe. Elle nous rend simplement un peu plus humbles, respectueux, et assoiffés d’histoire avec un grand H.
M : Qui appréciez-vous aujourd’hui ? (ou qu’écoutez-vous en ce moment ? )
W.B. : Compte-tenu de mon obsessionnelle dédication à ma trilogie, je n’écoute vraiment que peu, voire rien du tout pendant de très longues périodes. Puis soudain, de manière inopinée, il m’arrive de passer toute une nuit à l’écoute de Jimmy Hendrix, de Count Basie, de Debussy ou des chansons françaises que j’entendais dans mon enfance africaine. Mais, je n’y vois-là que quelques soupapes au milieu d’une concentration sur mon sujet.
Wally Badarou hier
M : Peut-on décrire Wally Badarou comme ceci : Homme de l’ombre pour des chanteurs et artiste instrumental en solo ?
La liste des artistes avec lesquels vous avez travaillé est longue et prestigieuse. Un souvenir fort, plus intense que les autres ? LE souvenir, celui qui vous hante, qui vous rend nostalgique?
W.B. : Je ne me suis jamais considéré dans l’ombre de quiconque, mais bien au contraire, dans la lumière éblouissante de la création et du studio, véritable machine à écrire du créateur contemporain, lieu unique ou l’écriture et l’interprétation, par le fait de l’improvisation, se fonde en un acte unique et singulier.
A mes yeux, je n’ai jamais été qu’un artiste à part entière, instrumental pour l’essentiel mais pas seulement, sincèrement surpris d’avoir été invité dans le passé à collaborer avec tant d’autres artistes, chanteurs ou pas, prestigieux ou pas, au point d’avoir eu grand peine à dire: “Non merci de cette invitation, mais j’ai mon album à travailler”.
Mes souvenirs – bien trop nombreux pour que je puisse n’en citer qu’un – sont donc ceux d’innombrables amitiés tissées au fil des ans, parfois au-delà de la période dite de collaboration: je n’ai connu que cela, et pas un seul ennemi. Peut-être bien parce que je ne me suis jamais compris comme musicien de studio. Je n’ai d’ailleurs jamais eu de partition à exécuter ou de ligne à ré-interprèter en studio.
Le pourquoi ? Le synthétiseur était ces années-là encore largement imprévisible dans les sonorités que j’allais en tirer lors d’une séance, vu la faible capacité en mémoire dont nous disposions (on avait vite fait le tour des presets !). J’avais donc la totale liberté (et la tâche) d’inventer, sur place et sur le champs, à la fois l’idée, le son et l’interprétation de tout ce que je faisais. A tout bien considérer par conséquent, je n’ai jamais rien fait d’autre que ma musique. Il est interessant de remarquer à cet égard, qu’en tant que “Compass Point”, les grands noms venaient à nous, à Nassau, et pas l’inverse …
Seul le grand public aura pu y voir une posture en retrait. Mon vécu était tout autre, et ne me laisse, du reste, aucune nostalgie, bien au contraire: je suis bien content aujourd’hui de ne m’occuper enfin que de ma musique, non-“collaborée” cette fois.
M : L’homme, le musicien, qui a donné envie à Wally Badarou d’être artiste, celui qui le faisait le plus rêver quand il était tout petit ?
W.B. : Ce n’est ni un musicien, ni même un homme. Tout petit, j’avais la tête dans les airs et dans les étoiles, les vraies, nullement dans la musique en tant que carrière artistique. Je dois de m’être progressivement éloigné d’un avenir d’ingénieur en aéronautique qu’à mes pauvres résultats en maths. Je faisais cependant de la musique, en dilettante autodidacte, doué peut-être (je ne m’en rendais honnêtement pas compte), mais probablement suffisamment pour être un jour “invité » à participer à un enregistrement en studio. Là fut le déclic: j’avais enfin mon cockpit, pour d’innombrables voyages dans le ciel des idées. Le studio a très vite fait de moi un artiste.
Merci.
Christophe Augros